Publié le 17 juillet 2011 sur le site geostrategie.com
Point de vue
Verbatim/Jacques Borde
Q – Vos récentes positions sur les guerres conduites pas Israël, au Liban et à Gaza, ont surpris beaucoup de nos lecteurs ?
Jacques Borde – C’est possible. Mais je n’en retranche pas une ligne. Il faut, si l’on veut y voir clair dans les jeux de puissance qui agitent cet « Orient compliqué » cher au Général[1], savoir garder une certaine distance pour observer les faits avec objectivité. Même si, je vous le concède, ça n’est pas chose facile.
Q – Mais, à vous lire, on pourrait croire que les Israéliens ont une approche plus raisonnable et moins brutale que les Américains ?
Jacques Borde – Je dirais, plutôt, plus raisonnée et plus régionale. Vous savez, j’ai beaucoup appris de celui que je considère comme mon maître à penser, Michel Jobert, dont, pendant plus de dix ans, j’ai repris les chroniques, en les retapant patiemment une à une, pour World Report puis pour Géostratégie. Un jour, il a écrit un texte époustouflant, dans lequel il affirmait qu’il fallait à l’Algérie et à la France, « plus d’indifférence » dans leurs relations bilatérales. Parce que ces deux pays trop proches, aux passés si entremêlés, n’ont de cesse de se blesser l’un l’autre, depuis l’Indépendance du premier, par des relations trop affectives et passionnelles.
Eh bien, je l’affirme haut et fort, c’est exactement la même chose pour nos relations avec l’ex-Palestine mandataire. Il nous faut, à tout prix, « plus d’indifférence » pour traiter de nos relations avec les parties en présence aujourd’hui : Israël, l’Autorité nationale palestinienne (ANP), le Hamas, etc. !
Q – Comment cela ?
Jacques Borde – D’abord, en cessant d’importer le conflit de ce côté-ci de la Méditerranée. Désolé, l’ex-Palestine mandataire, pour garder une terminologie aussi neutre que possible, n’est pas un problème national. Mais bien un dossier de politique étrangère ! Ce qui n’est pas du tout la même chose. En fait, il faudrait traiter de cette ex-Palestine mandataire avec la même « indifférence », mais le même intérêt, que nous traitons de l’Australie ou du Vanuatu.
Q – Mais pour quelle raison ?
Jacques Borde – Pour, si nous voulons aider tous ceux qui sont directement impliqués dans l’avenir de cette ex-Palestine mandataire être, enfin, l’honest brooker dont ont, parfois mais pas toujours, besoin les parties au conflit.
Q – Parce que nous ne le sommes pas ?
Jacques Borde – Certainement pas. À l’évidence, le président français, Nicolas Sarkozy, est dans une posture géopolitique trop tournée vers Israël. Ce qui, en fait, ne nous sert pas à grand chose (demandez-donc chez Airbus ce qu’ils en pensent). Beaucoup d’Israéliens trouvant – de leur point de vue, et qui, semble-t-il, n’est pas prêt de changer – la diplomatie de la France encore trop pro-arabe ! J’en reviens donc à ce que je vous ai dit au début : ce qu’il nous faut vis-à-vis de l’ex-Palestine mandataire, c’est « plus d’indifférence ».
Q – Et cela nous servirait à quoi ?
Jacques Borde – Déjà, à être plus efficace. Je vais vous donner un exemple. Lors de l’Affaire Tannenbaum. Cet Israélien, plus ou moins ancien du Ha’Mossad Ley’Modi’in u-lé Tafkidim Méyuh’Adim (Mossad), attiré à Beyrouth par le Hezbollah[2] et libéré, en janvier 2004, suite à un accord conclu entre Israël et la Résistance croyante[3]. C’est l’Allemagne, c’est-à-dire les SR allemands, qui ont conduits de bout en bout les discussions. Ce, en dépit d’une tentative de Paris de s’insérer dans la boucle, auprès, soyons précis, du secrétaire général adjoint du Hezbollah, Cheikh Na’ïm Qâssem, peu avant la conclusion de l’accord. Or, les Allemands, c’est le moins qu’on puisse dire, n’ont jamais été très proches des Libanais. Et l’ambassade de France avait[4], à l’époque, des rapports privilégiés avec le Hezb !
Q – Vous pense que cette « indifférence » pourrait, notamment, aider à la solution du dossier Gilad Shalit ?
Jacques Borde – Vous voyez, vous adressant à un Français, vous manquez vous-même de cette indifférence. Vous ne citez que Gilad Shalit et pas Salah Hamouri !
Q – Parce que, pour Paris, le dossier Shalit est prioritaire. Mais, selon vous, les deux dossiers seraient liés ?
Jacques Borde – Pas seraient. Ils SONT liés ET similaires. Les deux hommes sont titulaires de passeports français. Point final ! N’entrons pas dans des considérations qui ne sont pas les nôtres, strictement françaises je veux dire, et qui compliquent inutilement les choses. Traitons ces deux dossiers avec la même « indifférence ». Cessons de monter sur nos grands chevaux et, vous verrez, les deux reverront leurs familles beaucoup plus vite…
Q – Mais, vous pouvez pas comparer Gilad Shalit et Salah Hamouri…
Jacques Borde – Vous recommencez ! Vous polluez un simple dossier d’échange, voire de « rachat », de deux ressortissants empêchés de rentrer chez eux par des considérations affectives, donc forcément subjectives. Je le redis : faisons comme les Allemands en 2004 lors de l’Affaire Tannenbaum et les choses se régleront rapidement.
Q – Admettons. Revenons sur ce que vous avez dit sur les Israéliens, au début de l’entretien, vous trouvez vraiment qu’ils ont une attitude raisonnée ?
Jacques Borde – Oui. En ce sens qu’ils raisonnent avant d’agir. De manière géopolitique, je veux dire, pas en Bisounours ! Et d’une manière différente de celle des Américains, surtout. Nationale pas impériale…
Q – Dans quel sens ?
Jacques Borde – Dans notre approche de l’ex-Palestine mandataire, nous continuons a appliquer des raisonnements et des étiquettes qui n’ont plus court depuis la fin des années 60. Par manque « d’indifférence », évidemment.
Comprenez bien. En dépit de leur âpreté à gérer leurs relations bilatérales avec leurs voisins (Liban, Bande de Gaza, etc.), les Israéliens ne sont pas des « impérialistes » – au sens impérial de la politique étrangère états-unienne qui est une projection hors-zone bien au-delà de leur espace vital, pour reprendre cette vieille expression de la géopolitique allemande du siècle dernier – mais les « nationaux » d’un État (adulé ou détesté, qu’importe) qui, suite à sa victoire de 1967, s’est implanté durablement dans la région. À meilleure preuve : trouvez-moi un adversaire d’Israël qui, depuis cette date, ait conduit une guerre pour « rejeter les Juifs à la mer » ?
1973, la Guerre du Kippour – que vous l’appeliez d’Octobre ou du Ramadan, n’y change guère, désolé – fut conduite par les Égyptiens pour récupérer des territoires perdus et arriver à une certaine parité, régionale et géopolitique, avec Israël. Et rien d’autre. Ce à quoi ils sont parvenus et qui leur permet d’affirmer que cette guerre est, de leur point de vue, une victoire[5]!
2006, la Guerre des 34 Jours qui a si durement opposé Tsahal à la Résistance Croyante était, tout autant, côté libanais, une guerre défensive et à objectifs limités, et ne visant plus à « rejeter à la mer » qui que ce soit. Côté, israélien, en dépit d’une conduite calamiteuse des opérations due aux choix tactiques initiaux du général Haloutz, 2006 n’était pas davantage une guerre « impériale » (sic) de conquête territoriale, mais la tentative, ratée, d’éradiquer une menace précise (le Hezbollah) aux frontières immédiates de l’État hébreu. Tiens, des frontières encore un élément constitutif d’un État-Nation ! Était-ce, pour autant, une guerre 100% israélienne ? On peut légitimement en douter…
Q – Que voulez-vous dire?
Jacques Borde – Oh ! Moi, je ne dis rien. C’est le secrétaire général adjoint du Hezbollah, Cheikh Na’ïm Qâssem, qui, dans son livre, Hezbollah, la voie, l’expérience, l’avenir, écrit que « La décision de la guerre fut américaine, et l’exécution israélienne, (…) Israël fut entraîné à la guerre par une pression américaine[6]. Il avait eu cependant besoin de temps supplémentaire, de deux ou trois mois, pour s’y préparer, mais il fut lancé dans la guerre de manière progressive et déséquilibrée, son plan pour une bataille décisive exigeait une vision plus précise »[7].
L’approche est intéressante à plus d’un titre. En effet, Cheikh Qâssem inverse le discours classique des antisionistes/antisémites compulsifs qui voient dans l’Amérique le jouet de comploteurs juifs. À l’évidence, pour Cheikh Qâssem, c’est bien Israël qui est l’exécutant d’une guerre américaine et non l’inverse. Là encore, notons chez ces antisionistes/antisémites compulsifs une vision des choses manquant cruellement « d’indifférence ». C’est le moins qu’on puisse dire…
Q – Israël, finalement, c’est une nation ? Un État-Nation ? Une entité, comme l’affirment certains pays arabes ? Ou le porte-avions dont ont longtemps parlé certains diplomates US ?
Jacques Borde – Un État-Nation, sans doute aucun ! Mais, encore une fois, votre question manque « d’indifférence » ! L’idée du porte-avions occidental ancré au Proche-Orient a, effectivement, longtemps fait florès sur les rives du Potomac. Un officiel US de haut rang aurait même qualifié État hébreu de « mercenaire le moins coûteux que le monde ait connu ». Camille Mansour a pas mal écrit sur ce sujet. Relisez donc son Israël & les États-unis, ou les fondements d’une doctrine stratégique, paru chez Armand Colin en 1995.
Entité, en revanche, est un mot dépassé, dénué de sens. Une association Loi 1901 est une entité. Israël – et, ce sont, que je sache, ses adversaires qui se sont montrés incapables de l’en empêcher – a pu se gagner tous les attributs possibles d’une nation (État, territoires, peuple, histoire, lois fondamentales, drapeau, armée, monnaie, etc.). Elle en est donc une, objectivement parlant. Pour qu’elle n’en soit pas une aujourd’hui, il eut fallu quelque-chose qui ressemblât à une victoire arabe en 1948, 1956, et 1967. Après, c’était trop tard. Si cela ne convient pas à certains : qu’ils s’adressent aux perdants ! Ils ne sont pas trop durs à trouver. Eux (dé)composent la Ligue des États arabes. Là, une entité, je vous l’accorde…
Q – Mais une nation bâtie sur une injustice ?
Jacques Borde – Et d’où sortez-vous que les États-Nations se bâtissent autrement que dans la souffrance et les épreuves, à soi ou aux autres ? La Guerre de Trente ans, sur laquelle la France a prospéré géopolitiquement, a plus que décimé l’Allemagne. Les États-Unis sont nés du génocide des Premières nations amérindiennes. Que sont-ils donc ? Lisez Tocqueville, ils seraient même une démocratie. Quant à l’État hébreu, il est né des cendres, encore brûlantes, de la Shoah. Non, franchement, je ne pense pas que les États-Nations naissent tant que cela de la justice et de l’harmonie entre les hommes. Discordes, guerres et massacres sont davantage les fées qui se penchent sur le berceau des jeunes nations. Je ne vois qu’une exception à cette épouvantable récurrence de l’Histoire humaine : le divorce, à l’amiable, entre Tchèques et Slovaques…
J’ajouterais que si, militairement et géopolitiquement, l’État hébreu a conduit neuf guerres, préventives et/ou préemptives, ce fut contre ses seuls voisins, dans des guerres constitutives d’un espace national. Quelque-chose de très local et territorial. Rien de bien nouveau en fait. Les Anciens Grecs appelaient souvent ça « l’étroitesse des terres », les modernes parlant d’avantage de « surpopulation », les pangermanistes du siècle dernier, succombant, eux, au rêve impérial, jouaient de « l’espace vital », mimant les guerres du bout du monde des thalassocraties anglo-saxonnes. Des guerres : geste régalien, ô combien emblématique, d’un État-Nation. Certes les Palestiniens, à l’occasion de ces guerres, ont durement ressenti l’amertume de la défaite et de la trahison. Mais ces trahisons répétées furent, surtout, celle de leurs pairs : d’autres Arabes.
Qui plus est, les Israéliens ont eu, des lustres durant, tout loisir à nier le sentiment national palestinien : les États arabes ne reconnaissaient même pas la représentativité de l’OLP. Puis aussi peu celle de l’Autorité nationale palestinienne (ANP). Ce alors que deux d’entre eux avaient déjà des liens formels avec l’État hébreu : la Jordanie et l’Égypte !
Q – Vous ne croyez pas au soutien des pays arabes ?
Jacques Borde – C’est une farce tragique. Si les pays arabes – parlons de la seule diplomatie, voulez-vous – avaient réellement soutenu les Palestiniens, la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État souverain serait un fait acquis depuis longtemps et non un projet actuellement en discussion et sur lequel l’Assemblée générale des Nations-unies devrait se prolonger… bientôt. Farda, pasfarda, comme disent les Persans…
Q – N’est-ce pas aussi la faute des Européens ?
Jacques Borde – À l’évidence, les 27 s’entendent plus facilement sur le dépeçage de la Libye et le carnage de ses populations civiles ! Les 27 ministres des Affaires étrangères se revoient, demain (18 juillet 2011), pour tenter d’arriver à une position commune sur la question de la reconnaissance de l’État palestinien. Qui vivra, verra !
Mais, au fait, pourquoi les Européens devaient-il se montrer plus pressés que les pays membres de la Ligue arabe, qui ont attendu le 14 juillet 2011, à Doha, pour assurer les Palestiniens de leur soutien sur ce sujet ? Soixante-trois ans d’attente ! C’est sûr, on se sent aidé par des « frères » (sic) pareils !
Et qui reconnaît – de fait et parfois de jure – Israël en tant qu’État-Nation ? Mais les pays arabes, bon sang ! On ressasse les guerres israélo-arabes. Mais notons que celles-ci, pour acharnées qu’elles aient été, n’ont opposé qu’une minorité de pays. Eh, oui ! L’essentiel des pays membres de la Ligue arabe se sont tenus à l’égard des combats avec l’État hébreu. Certains envoyant des contingents symboliques, mais la plupart se gardant bien de bouger le petit doigt. En violation, le plus souvent, des traités signés, ce qui fait de la plupart d’eux, en plus d’être des lâches de la pire espèce, les derniers des parjures…
Donc, si vous vous demandez qui a fait d’Israël un État-Nation, en dehors de lui-même ? Soyons clair : ce sont ceux qui ont perdu toutes leurs confrontations face à lui et tous ceux qui sont restés l’arme au pied. En fait, la majorité des pays arabes, surtout occupés à leur business énergétique avec l’Occident. Donc, par pitié, cessons de faire la question palestinienne une (fausse) question nationale. À chacun ses responsabilités…
Quant au débat sur la 242[8], avec son fameux dilemme entre « territoires » et « des territoires » occupés, il est, tout aussi, si typiquement national !
Q – Pensez-vous qu’Israël soit la première démocratie au Proche-Orient qu’il prétend ?
Jacques Borde – Toujours votre manque d’indifférence ! Les Israéliens l’affirment, mais quel rapport véritable avec notre sujet ? Et qu’est-ce-qui vous faire dire qu’un État-Nation est nécessairement une démocratie ? Le Japon a toujours eu beaucoup des traits d’un État-Nation, il a longtemps été un empire féodal ! La thalassocratie états-unienne est-elle encore et toujours la « démocratie en Amérique », dont nous parlait Tocqueville, avec son Patriot Act et sa manière de projeter sa puissance à travers la planète ? Une démocratie est-elle forcément une Nation, d’ailleurs ?
Ce que je relève, volontiers, c’est qu’il y a d’autres démocraties en Orient. Indubitablement, l’un des voisins d’Israël : le Liban. L’Iran, aussi. Dont on oublie que, pendant sa Guerre imposée[9] face à l’Irak, la République islamique d’Iran, a maintenu toutes ses consultations électorales, huit années durant. Période que l’on comparera aux quatre années d’occupation de la France, où, de par la trahison d’une chambre colonial-socialiste, le pouvoir fut confisqué au peuple souverain. Pouvoir qui ne lui sera restitué dans sa plénitude que par la volonté d’airain du général De Gaulle et le courage des héros et martyrs de la France (occupée et libre) dont la mémoire est si peu honorée aujourd’hui. J’en veux pour preuve que lors de la messe de requiem qui fut donnée (aux Invalides) pour ce héros majeur de la France Libre que fut Pierre Clostermann, n’y assistaient ni le chef d’état-major de l’Armée de l’air, ni le ministre français de la Défense, ni, encore moins, le président de la République…
[2] En 2000.
[3] Le Hezbollah avait également restitué les dépouilles de trois soldats israéliens tués au combat, Adi Avitan, Benny Avraham et Omar Suwed. En échange, Israël avait relâché 400 Palestiniens ainsi que 31 Libanais et Syriens et un... Allemand.
[4] Et aurait, toujours, du moins à croire certaines sources.
[5] Ce qui ne signifie pas qu'elle soit une défaite israélienne. Tout au contraire.
[6] Ce qui sous-entendrait que, pour le Hezb, une partie de l'armée israélienne était, dès le début, réticente. Une vision intéressante. Jusqu'à présent, les thèses les plus en vue estimaient que les oppositions à la Guerre des 34 Jours étaient, avant tout, des condamnations a posteriori émanant principalement de l'armée de terre furieuse de la guerre aérienne conduite par l’ex-Ra’Mat’Kal (chef d’état-major israélien), le général Dan Haloutz, ayant appliqué, quasi mécaniquement la théorie des Cinq cercles de Warden. Intéressant, car si, même, le Hezb ne donne aucun élément précis pour étayer ses propos, on rappellera que sa branche Renseignement effectue un excellent travail sur l'ennemi.
[7] Hezbollah, la voie, l'expérience, l'avenir, p.14, Cheikh Na'ïm Qâssem, Albouraq, 2008.
[8] La Résolution 242.