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LES STATUTS ET LEURS MYSTERES
3ème partie: L’ILLUSTRE THEÂTRE
Dans l’article d’aujourd’hui nous entrons dans un domaine qui n’a jamais été éclairci et dans lequel tous les auteurs se sont laissé promener au gré de l’imagination de mon père sans qu’aucun d’entre eux n’ait compris le cheminement intime de cette affaire.
Seules des accusations mal étayées ont été émises par certains d’entre eux, sans être accompagnées de preuve.
Nous entrons donc dans des considérations de droit qui ne sont pas toujours simples. Le lecteur voudra bien me suivre dans une reconstitution des faits qui se déroulent en deux lieux distincts (Alger et Paris) et surtout en des temps différents.
C'est la manipulation de ce temps à l'aide de documents antidatés qui rend cette étude malaisée.
L’exposé extrêmement détaillé des faits que je rapporte se justifie de la façon suivante :
Nous sommes dans un pays de droit et tout ce qui tient à ses institutions se traduit par une action notable sur nos vies quotidiennes, notamment dans notre travail et dans le regard que l’on porte sur nous. Dans le cas présent, cette action a été particulièrement insidieuse.
Aussi, dans un domaine qui relève de sa foi et où elle a tant été manipulée, flouée et roulée dans toutes les farines par tous les renégats qui s’y sont essayés - car le pays est ainsi fait - j’estime que la communauté musulmane de France est en droit de tout savoir.
Elle a payé assez cher pour cela.
Nous avions vu dans les articles précédents qu’à la mort d’Abdelkader Ben Ghabrit, son neveu, Ahmed Ben Ghabrit s’était attribué le poste de directeur de la mosquée de Paris par le seul fait qu’il était l’adjoint de son oncle et sans qu’aucune autorité ou assemblée ne l’ait investi dans cette responsabilité. Et pour cause, la société des Habous originellement propriétaire avait disparue avec son fondateur.
C’est ce déni de droit qui a permis son expulsion.
Or donc, sitôt installé dans ses nouvelles fonctions, on a pu croire que le nouveau directeur, Hamza Boubakeur, en juriste avisé, s'était mis en devoir de résoudre la question les statuts de la Mosquée de Paris.
En réalité, il en a été tout autrement.
Il s'obligea d'abord à couvrir d'opprobres les Ben Ghabrit et les accusa de toutes les débauches. Tout d’abord pour valoriser son action. Mais il est tout aussi certain que cette famille vivait à la mosquée de Paris de façon blâmable et qu’elle était surtout préoccupée par ses activités mondaines. Je me souviens des invitations que mon père recevait les tout premiers mois de notre arrivée à Paris pour de nombreuses "premières" du tout Paris : sortie de grands films ("Un roi à New York", "Les dix commandements"), spectacles de music-hall (où je n’allais pas bien entendu) et de cirque (cirque Bouglione où le directeur avait reçu très courtoisement mon père).
Une bonne partie des subventions publiques était donc dépensée dans un train de vie fastueux. Je me souviens également que pour dénoncer leurs abus, des photocopies de factures insensées "d'épicerie et de charcuterie fines" avaient été insérées dans un grand registre noir où les premiers débats de la société des Habous étaient retranscrits de la main de ma mère.
A vrai dire, la dilapidation des fonds alloués à la mosquée de Paris à des fins familiales et privées, rendait l’institution incapable d'assumer la moindre charge politique.
Parmi les salariés de la mosquée de Paris, personne ne regrettait Ahmed Ben Ghabrit et sa famille. Pour se venger de leur expulsion, les Ben Ghabrit avaient délibérément souillé l'appartement qu’ils occupaient, notamment en urinant sur les lits et emporté, pour ne pas dire volées, deux voitures qui appartenaient à la mosquée de Paris. Il s'agissait d'une Buick qui finit sa vie dans une rue de Rabat au Maroc (la fourrière de cette ville avait écrit à la Mosquée de Paris lorsque cette voiture fut enlevée par leurs services) et une traction avant Citroën (immatriculée 2689 EZ 75, retrouvée abandonnée dans un garage parisien en 1960).
La Buick dont la carte grise était au nom de l’oncle Abdelkader Ben Ghabrit avait pu être exportée au Maroc mais était restée en immatriculation française. En revanche, la Citroën traction avant dont le certificat d’immatriculation était établi au nom d’une personne morale : "l’Institut musulman de la mosquée de Paris", n’avait pu quitter le territoire français. Pour circonscrire ces indélicatesses dans leurs justes limites, il convient d’ajouter qu’une automobile américaine Chrysler-De Soto avait été également emportée mais qu’elle était la propriété d’Ahmed Ben Ghabrit.
Mon père engagea des poursuites pour les deux automobiles enlevées. Le ministère des Affaires Etrangères, en la personne du protecteur de Ahmed Ben Ghabrit, intervint énergiquement pour qu'il retire sa plainte. En mémoire de l’oncle Abdelkader qui avait si bien servi la France et pour préserver son nom, a-t-il affirmé. Mon père accéda à cette démarche mais demanda au ministère des Affaires Etrangères d’indemniser la mosquée de Paris pour ces soustractions frauduleuses. Ce qui fut fait.
Ainsi, la mosquée de Paris s’enrichit en février 1959 d'une Dauphine bleue, neuve, immatriculée 2421 HP 75. Elle fut remplacée en 1964 par une 404 "injection" 8829 QP 75, grise métallisée, intérieur cuir et équipée de toutes les options possibles (dont des freins "thermostables"). Son caractère sportif ne manqua pas de surprendre Monsieur Merquiol, Inspecteur adjoint de l'Administration, lors d'un contrôle des subventions (rapport d'inspection pour 1965 - paragraphe 10 page 10), lorsque ce véhicule lui fut présenté comme voiture de service (voiture des imams).
Pour plus de précisions concernant l’utilisation de ces deux véhicules, on pourra se renseigner auprès du recteur actuel de l’établissement, dans la mesure où ses rapports avec la mosquée de Paris sont - parait-il - "fusionnels".
Un certain décor
En réalité, le travail de mon père relatif au statut juridique de son établissement s'annonçait difficile car il n'y avait aucune archive à la mosquée, conséquence normale d’une gestion en tous points négligée depuis sa création en 1926. Le hasard allait aplanir quelque peu ses difficultés.
En effet, dès notre arrivée, je m'étais mis à explorer le vaste hôtel particulier constitué de 3 niveaux de plus de 150 m² chacun qui nous était alloué. Son état ressemblait à celui de l’ambassade de Cote d’Ivoire à Paris, tel qu’elle a pu être filmé ces derniers mois par la télévision française lorsque cet endroit a été abandonné par l’administration Bagbo. Même luxe et même désordre.
La domestique algérienne prénommée Fatma, épouse d’un jardinier de la mosquée qu’on appelait Saïd, précédemment attachée au service des Ben Ghabrit, m’expliquait volontiers comment l’hôtel directorial était occupé.
Le salon, d’ambiance feutrée, était tapissé de soie. Il était garni de divans de style marocain, de poufs en cuir épais et de tables basses portant de grands plateaux en cuivre travaillés à la main. En son fond à droite, près d’une petite fenêtre donnant curieusement sur la tombe d’Abdelkader Ben Ghabrit, se situait comme une estrade où se plaçait un orchestre lors de soirées que j’ai décrites dans un précédent article. Les couleurs moirées, or et bleu profond, des soieries sur les murs, étaient étonnantes. Mais elles dataient de plus de 30 ans et la poussière de l’air parisien les avait noircies. Mon père les fit enlever pour les remplacer par une peinture plus sobre et plus propre.
Les meubles de style européen comportaient des bureaux avec des parures de cuir et de cristal. Je me souviens de l’un d’eux recouvert d’une feutrine verte incrustée en son bois noir, si grand qu’il me faisait penser à un billard. Il y avait également des fauteuils centenaires, des armoires, des coffres, des bibliothèques vitrées, des divans… Tous étaient imposants et certains très anciens. Dans la salle à manger se trouvaient une table de marqueterie et six sièges assortis. Un des buffets contenait un service complet en porcelaine de Limoges d’un beau vert pastel ourlé d’un liseré doré, des verres en cristal coloré et travaillé, de l’argenterie pour un usage quotidien et une ménagère complète de marque Christofle aux motifs en coquilles "Saint-Jacques" pour les grandes occasions. D’autres objets de luxe avaient retenu mon attention comme un nécessaire pour jouer aux cartes avec un tapis de feutrine verte monté sur un ensemble en bois verni qui se déroulait comme un store. L’ensemble se complétait de jetons en ivoire pour figurer les points.
Certains murs s’agrémentaient de tableaux dont un, immense, représentant un cavalier arabe lancé au galop. Des lustres de prix, dont deux en verre scintillant, éclairaient certaines pièces.
Je me souviens d’un piano de marque "Gaveau", de quantité de disques de chansons à la mode et deux bobines magnétiques pour magnétophone. Le magnétophone avait disparu et il ne restait plus que ces bobines. J’avais alors 10 ans et je n’avais jamais vu de magnétophone. C’était un appareil hors de prix et qui me semblait être de science fiction.
Des antennes radio en ressort, tendues contre les murs, comme on en voyait en ce temps équipaient toutes les chambres qui étaient toutes fraîchement peintes ou récemment tapissées. Elles montraient le degré de luxe offert par ces lieux. Il en était de même pour l’antenne de télévision qui était restée sur la terrasse avec son câble qui descendait jusqu’à l’appartement. Mais le récepteur qui allait avec avait disparu, comme le magnétophone et tous les autres appareils de nature électronique qui valaient très cher au milieu des années 1950.
Pour ce qui est du confort ménager je me souviens de 2 machines à laver de marque "Conord" à pulsations comme on en voit plus, d’un aspirateur "Hoover", d’une cireuse électrique "Mors" et d’un très grand réfrigérateur américain à gaz "Servel". Toutes ces machines m’impressionnaient car en 1957, l’électroménager était un luxe couteux dont tout le monde rêvait.
J'étais ébloui par un ensemble de meubles somptueusement incrustés de nacre dont deux miroirs immenses, une table, plusieurs guéridons, un grand lit à colonnes et plusieurs sièges. A ces merveilles s’ajoutaient un coffre monumental assorti. Dessus étaient posés une horloge très ancienne et deux vases en porcelaine de Chine, visiblement précieux car ils étaient tous protégés par de très lourdes cloches de verre. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.
Ce luxe arrogant ne laissait pas mon père indifférent. Un soir, alors qu’il était assis sur un divan du salon au milieu de coussins somptueux, une pensée lui échappa : "Je me suis suffisamment fatigué pour qu’aujourd’hui je puisse m’assoir sur l’or" dit-il en arabe.
Ces mots m’avaient surpris. Mais il ne s’était pas trompé. Ces coussins d’origine marocaine étaient bien recouverts d’une épaisse et éclatante broderie d’or. Jamais je n’aurais pu croire que ces coussins puissent être faits d’une matière aussi précieuse.
Problèmes de conscience à mettre sur le compte du tempérament ombrageux d’un homme du désert, guère porté à la vie facile ni aux soirées insalubres jadis tenues par Abdelkader Ben Ghabrit en cet endroit précis. Sans doute. Mais c’était aussi l’émotion troublée d’un croyant qui découvre, stupéfait, les avantages offerts par le reniement de sa religion.
Car devant mes yeux s’étalaient les reliefs insolents du train de vie de profiteurs de la foi musulmane tel qu’il en existe en France, hier comme aujourd’hui. Des renégats grassement rémunérés pour parler hypocritement de l’Islam et honorés pour l’enferrer dans les tourments d’un pays tant de fois en guerre contre lui. Au delà de toute considération de temps, ces infâmes incarneront pour toujours dans la tradition qui soutient notre religion, l’insulte faite à notre foi depuis bientôt deux siècles.
Pour ce qui est du sort fait à ce mobilier, l’administration actuelle de la mosquée de Paris pourrait détenir des informations à ce sujet.
Mon père affirmait que tout ce mobilier n'avait pas été payé, ce qui était assez vain puisque la mosquée de Paris et les meubles qu’elle contenait, en droit comme en fait, n'appartenaient plus à personne. Ces meubles n’avaient pas même été comptabilisés car l’inventaire officiel du patrimoine de la mosquée dressé lors de son entrée en fonction ne concernait que ses biens comptables, c’est à dire, les articles de ventes (essentiellement les cartes postales) et ses comptes bancaires qui accusaient un fort découvert. Le mobilier qui garnissait l’hôtel directorial ne fut pas pris en compte dans ce document qui officialise les actifs et le passif de la mosquée de Paris (on le vérifiera facilement sur l’inventaire signé Pouzet en date du 23 août 1957).
En réalité, on ne saura jamais l’importance du patrimoine mobilier de l’Institut musulman de la mosquée de Paris au jour de l’expulsion des Ben Ghabrit. Parce qu’au mobilier retrouvé et à l’inventaire très incomplet de Pouzet, il faudrait aussi ajouter les objets volés par le personnel qui entendait ainsi se dédommager des salaires qui n’avaient jamais été réglés. Ces sommes ne seront jamais récupérées par leurs ayants-droit car pour des raisons diverses, notamment celle d’une présence juridiquement illégale, de Ahmed Ben Ghabrit à la direction de la mosquée, mon père refusa de prendre au compte de sa nouvelle gestion les indélicatesses de son prédécesseur.
A ces abus, il fallait ajouter ses dettes personnelles et celles de sa famille auprès de créanciers qui n’allaient pas tarder à se manifester, notamment les traiteurs en "charcuterie fine" précitée. Je me souviens également d’une ardoise très importante des grands magasins du Louvres (aujourd’hui disparus) qui aboutit à un conflit.
Au 2e niveau de cet appartement se trouvait la chambre où Abdelkader Ben Ghabrit mourut. Je vis le dispositif mis en place pendant les derniers moments de sa vie pour lui permettre de continuer à diriger la mosquée. Il y avait un immense lit en cuivre qu’il ne quittait presque jamais et dans lequel il aurait rendu son dernier soupir. Compte tenu de sa taille imposante, ce lit est resté dans l’appartement directorial jusqu’en 1983, date de l’arrivée du successeur de mon père.
Deux téléphones étaient à son chevet. L’un, le KEL (lerman) 10 54 était constitué en ligne privée : par un commutateur, elle desservait le cabinet directorial ou le chevet de son lit. L’autre ligne, le GOB(elin) 59 95 était reliée au réseau intérieur "Automatic" de la mosquée (9 postes).
Quatre boutons de sonneries étaient disposés près du lit. Trois sur une tablette fixée à son chevet contre le mur et un au bout d'une poire électrique qu'il pouvait garder à la main. Ces sonneries étaient reliées à différents points de la mosquée et lui permettaient de pallier son infirmité. On m'a dit qu'il avait de graves problèmes dorsaux et qu'il ne pouvait plus se redresser.
Sur cette même tablette, trois gros interrupteurs commandaient les lumières de sa chambre (un lustre, deux appliques et une prise de courant). Tous ces aménagements avaient été réalisés de façon soigneuse par des professionnels. Visiblement cette chambre avait été transformée spécialement et repeinte de neuf en raison de son état de santé.
Je vis la salle de bain à proximité immédiate de cette pièce. Elle était équipée de façon très moderne pour l’époque avec un chauffe eau très puissant, une grande baignoire et un système de douche assez complexe. Tout ceci était en rapport avec les douleurs dorsales du grand malade.
Attenant à cet endroit, un cabinet d’aisance avait été aménagé. Je ne comprenais pas à quoi pouvaient servir quatre encoches soigneusement taillées dans quatre pièces de bois solidement fixés sur chacun des murs et disposés de chaque côté de la cuvette, comme pour soutenir incomplètement des étagères. J'ai fini par comprendre en voyant le lombostat du grand malade : blanc comme revêtu de plâtre, épais, rigide et lourd avec de multiples lanières et renforts de cuir. Rien ne pouvait mieux évoquer les terribles souffrances endurées par le fondateur de la mosquée en sa fin de vie.
Les encoches en question, coupées à angle droit et parfaitement alignées deux à deux, définissaient deux parallèles de part et d'autre de la cuvette. Elles étaient destinées à recevoir deux barres de bois horizontales et plates sur lesquels l'infirme prenait appui avec ses bras ou ses aisselles pour soulager son dos lorsqu'il était sur la cuvette.
Aux premiers temps de notre installation à Paris, du courrier pour les Ben Ghabrit arrivait encore à la maison. On reçut ainsi pendant quelques temps la fin des abonnements qu’ils avaient souscrits à quantité de revues et en cette fin de vacances d’été 1957, de nombreuses cartes postales de pays si lointains que j’en ignorais l’existence.
Poursuivant mon exploration, je découvrais au fond d'un couloir assez long, situé au niveau de la chambre de Abdelkader Ben Ghabrit, dans un réduit de quelques mètres carrés, un coffre-fort à combinaison secrète d'un modèle très ancien. La disposition des lieux n’a pu changer depuis.
Il était grand et pesait bien plus de 200 kilogrammes. Les clefs de ce coffre avaient bien entendu disparu et il était équipé d’un mécanisme à secret commandé par 4 boutons entourés de lettres. J'en ai oublié la marque qui fut longtemps gravée en ma mémoire (BOIVIN ?). Combien de fois me suis-je amusé à faire cliqueter ces boutons en tendant l’oreille pour retrouver la combinaison perdue. C’était la première fois que je voyais un coffre-fort. Une recherche sur internet m'a montré que sa fabrication relevait de la fin du XIXe siècle ou bien du début du XXe siècle. Ce lieu m'intriguait en raison de la présence de ce coffre chargé de mystères. Ce local, une petite cuisine désaffectée, était situé au dessus de l’emplacement réservé à l’orchestre du salon de débauche. Sa petite fenêtre donnait également sur la tombe de Abdelkader Ben Ghabrit.
Tout en haut de cette petite pièce, au-dessus de la porte, se trouvait une étagère assez profonde et difficilement accessible. Je me mis en devoir de l'atteindre en grimpant sur le coffre-fort. Sur cette étagère, tout au fond, se trouvaient deux mallettes en carton fort, munies chacune d'une petite poignée en cuivre avec deux fermetures du même métal. Je les ai descendues pour regarder leur contenu. L'une d'elle contenait les innombrables décorations du défunt, l'autre des documents dont je ne saisissais pas la signification. Seul un document me donnait le sentiment qu'il avait une importance historique. Il s’agissait d’un manuscrit de plusieurs pages. L'écriture à l’encre bleue, d'une régularité parfaite, était en caractères "rondes" ou approchant. En haut et au milieu de sa première page était écrit en lettres majuscules "TRAITE".
Il y était question d'une rencontre entre ministres plénipotentiaires. C'était manifestement un traité entre ETATS au sens de ce qu'on m'apprenait à l'école. Au dîner, j'en parlai à mon père qui demanda immédiatement ce document. Il en fut transporté de joie. Dans son ravissement il déclara qu'il était depuis plusieurs mois à la recherche de "ce document" (sic) et que ma découverte lui était aussi précieuse qu'inattendue. Il exigea la remise immédiate de l'ensemble de ma découverte. Je lui ai donc remis ces deux mallettes qui contenaient en fait les objets les plus personnels et les papiers les plus secrets d’Abdelkader Ben Ghabrit.
Pour ces deux mallettes, je reçus la somme de 1000 francs de l'époque (l'équivalent de 10 nouveaux francs soit 1,5 euros d’aujourd’hui). C’était, en ce temps, un bel argent de poche mais bien peu pour des documents que mon père auraient payés très cher si on les lui avait vendus. Je devais ne plus revoir aucun de ces papiers et je ne sus jamais la teneur exacte de ce fameux traité. Etait-ce un exemplaire du Traité de Fès ? Ou bien un autre traité en rapport avec la mosquée de Paris ? (mon père avait dit qu’il recherchait "ce document"). Je ne le saurai jamais.
Mon père évoquait parfois le souvenir et l'importance des documents que je lui avais trouvés mais sa gratitude ne dépassa jamais le billet "Richelieu" de 1000 francs qu'il me remit et sa reconnaissance à mon égard bien vite étouffée.
Ce souvenir resta vif en moi, en raison des mystères qui entouraient cette découverte, bien sûr, mais aussi parce que cet argent ne répondait pas à mes attentes. Pour être récompensé comme je le souhaitais, je lui demandai de me faire assister à l'ouverture du coffre mystérieux, le jour où le serrurier appelé pour l'ouvrir interviendrait. Il s'y engagea.
Quelques temps plus tard, il fit ouvrir dans son bureau le coffre qui y avait été transporté quelques jours plus tôt. L'opération se déroula en présence du personnel de la mosquée à titre de témoin mais il négligea de me faire appeler. C'était un jeudi matin, puisque je n'allais pas à l'école. Je suis allé voir ce coffre aussitôt que je sus qu'il avait été ouvert. Sa porte était béante et sa serrure totalement défaite. Il n'avait visiblement pas posé beaucoup de problèmes au serrurier.
C’est cette frustration qui fit que j’ai gardé un souvenir très vif de cet épisode de ma vie.
Pour me consoler mon père me dit qu'on n'avait rien trouvé dedans. Dommage que mon obligé d'un soir n'ait pas été aussi oublieux de ma personne quand il lui fallait régler ses sales comptes avec moi.
Ce coffre-fort a été par la suite remis en état. Il servit au secrétariat de direction pendant des décennies aux dépôts d’argent de la mosquée de Paris et ne fut remplacé que dans les années 1980.
Pourquoi ces documents n'avaient-ils pas été utilisés, détruits ou emportés par les Ben Ghabrit ? Se doutaient-ils de leur existence ? En auraient-ils seulement saisi l'importance ? En réalité, ces papiers étaient oubliés par tout le monde. Pour les Ben Ghabrit, la mosquée de Paris était un bien familial. A leurs yeux, l'occupation de fait qu'ils exerçaient en cet endroit avec la forte légitimité attachée à leur nom avaient valeur de droit, d’autant que leur présence n'était apparemment contestée par personne. Je suppose que si Ahmed Ben Ghabrit avait pris soin de se faire proclamer directeur de la mosquée de Paris par n'importe quelle association portant le même nom que celle créée par son oncle, mon père serait resté enseignant toute sa vie.
Le nouveau directeur avait, comme l'Administration qui l'avait mis en place, pris la mesure de ses droits sur la mosquée de Paris. Ils étaient juridiquement nuls. Cependant l'obsolescence juridique qui s'attachait aux statuts de la mosquée de Paris n'inquiétait guère en cette fin d'année 1957. Qui était fondé à la réclamer ? La mosquée de Paris avait appartenu à l’oncle Abdelkader Ben Ghabrit avec des statuts taillés à sa mesure. Et cet homme était mort. Quant à sa famille, quel droit pouvait-elle revendiquer sur la mosquée de Paris ? Une association ne s’hérite pas.
Les défunts statuts.
Selon les documents que j'ai pu étudier, il est confirmé que ces statuts, constitués sur la base d'une société civile de droit musulman, avaient cessé de vivre avec leur fondateur. La dénomination initiale de l’entité juridique en cause était "Société des Oukafs des deux villes saintes". L'acte constitutif avait été reçu devant la Mahakma d'Alger le 16 février 1917 sous le n° 232. Son but était alors de fonder deux hôtelleries pour les pèlerins. L'une à la Mecque et l'autre à Médine.
Une traduction judiciaire de cet acte, en date du 15 juin 1926, figure dans les archives que j'ai pu consulter. C'est cette traduction qui a été retenue par le Tribunal Administratif de Paris lorsqu'il eut à statuer sur le sort de la mosquée de Paris. L'entité juridique est désignée dans ce document sous le nom de "Société des Habous des Lieux Saints de l'Islam" et mentionne parmi ses buts celui d'acquérir des biens (immeubles) Habous (biens religieux inaliénables, certains disent de "mainmorte") en pays musulman. La notion de bien Habous étant spécifiquement islamique on comprend que cette société qui devait bâtir puis gérer la mosquée de Paris ne fut pas de statut autre que musulman.
On remarque que cette société a été fondée par des notabilités illustres qui n'avaient rien de commun avec les membres de la Société des Habous et Lieux de l'Islam reconstituée en 1958.
C'est le 24 décembre 1921 que les membres de cette société donnent mission à leur président, Abdelkader Ben Ghabrit de "créer et de fonder une mosquée et un institut musulman à Paris et de pourvoir à tous les besoins de ces immeubles, d'accepter tous les dons et offrandes constituées soit par des terrains soit par des fonds". La Société des Oukafs devient alors la Sociétés des Habous des Lieux Saints de l’Islam.
Cet acte a été déclaré à la Préfecture d'Alger le 30 décembre 1920.
Les membres de ladite société ont conféré à leur président, "l'illustre Sid El Hadj Abdelkader Ben Ghabrit", "tous les pouvoirs voulus à ce sujet et l'ont chargé de tout ce qui avait trait à ce projet pour le mener à bien dans les meilleures conditions possibles".
On remarque que l'acte constitutif initial de cette société stipulait clairement que les deux hôtelleries devaient être achetées au nom de Abdelkader Ben Ghabrit (dernière page - 4°) en raison de l'inexistence de la personne morale en droit islamique. On peut donc raisonnablement penser que, de la même manière, la mosquée de Paris appartenait en propre à Abdelkader Ben Ghabrit.
Les pouvoirs de cet homme (désigné sous le terme de président délégué) sont clairement définis dans une traduction "P16573" en date du 25 mars 1926. Par comparaison avec ceux d'aujourd'hui, ils sont étonnement modérés. Etendus, certes, mais non illimités, notamment dans les questions proprement religieuses (nomination et révocation du personnel religieux page 2 - 2°). Abdelkader Ben Ghabrit ne semble pas s'inquiéter de ses prérogatives. Son autorité n’est jamais évoquée. Au contraire, il précise qu'il délèguera ses pouvoirs en tant que de besoin pour qu’il puisse exercer ses activités au Maroc. Nulle part ailleurs que dans ce document, n’apparaît autant l'habileté de cet homme. Il initiait des idées, emportait les convictions aux niveaux les plus élevés et se voyait naturellement confier la gestion des biens ainsi constitués. Parce qu'il était le plus à même de le faire et qu'il ralliait tous les suffrages.
En conclusion de cet acte, Abdelkader Ben Ghabrit est chargé de développer ce patrimoine religieux, ce dont il s'acquittera plus tard, en 1938, par l'acquisition d'un terrain en France, à Vals-les-Bains.
La première pierre de la mosquée de Paris fut posée par le Maréchal Lyautey le 19 octobre 1922. Le 25 mars 1926 elle était achevée. Elle fut inaugurée le 15 juillet 1926 par le Président de la République. Ces statuts ne soulevèrent aucune contestation tant que le fondateur de la mosquée de Paris vivait. Ils meurent avec lui le 24 juin 1954.
Ahmed Ben Ghabrit espérait de l'Etat français une reconstitution de cette société afin de régulariser une situation dont le caractère discutable ne lui avait pas échappé.
A cette évolution paisible du sort de la mosquée de Paris, on préféra user de moyens plus hardis.
L’énigme.
Le directeur agréé par la Présidence du Conseil, sitôt installé dans son bureau à la fin du mois de septembre 1957, verra l'Administration parisienne lui demander (quelques semaines après son arrivée) de rénover les statuts. Ces nouveaux statuts devaient établir un Comite de Gestion qui aurait été chargé d'approuver le budget, de contrôler l'utilisation des subventions de la Mosquée de Paris et de faciliter le concours financier de l'Etat. Une première version fut présentée au nouveau directeur par lettre en date du 21 novembre 1958 soit environ un an après sa prise de fonction.
Ce projet que j'évoque à titre documentaire, à ce niveau de mon exposé, prévoyait une participation assez démocratique de toutes les parties intéressées et limitait d'autant les prérogatives de mon père (il disait alors qu'on voulait faire de lui "un gérant de SARL"). S'appuyant sur cette interprétation, il opposa un refus cinglant à ces intentions.
Nous sommes à ce moment-là, je le rappelle, en décembre 1958, un peu plus d’un an après son arrivée à la mosquée de Paris.
Ce qui est étrange, à cette phase chronologique des dossiers que j’ai examinés, c'est qu'à cette date (lettre du 2 décembre 1958, référence IMMP n°278/FD/7a/HM/MB), le nouveau directeur reste muet au sujet d'une nouvelle association constituée très peu de temps auparavant à Alger.
En réalité il s'agit d'une anomalie très grave : l'Administration parisienne propose donc le 21 novembre 1958 des statuts de nature collégiale alors que le nouveau directeur a déjà remplacé depuis deux mois la société défunte par une autre Société des Habous (enregistrée à la Préfecture d'Alger le 15 septembre 1958).
Ce qui est tout à fait extraordinaire.
La réponse cinglante que l’Administration parisienne recevra en réponse à ses propositions, a pour but de l'évacuer sans ménagement de la question des nouveaux statuts de la mosquée de Paris. Pour qu'elle ne s'en mêle plus. Il faut donc se rendre à l'évidence : en cette fin d'année 1958, l'Administration parisienne qui est tenue dans l'ignorance de l'existence de la nouvelle société des Habous et qui reste encore à échafauder d'autres statuts d'esprit fondamentalement différents, s'est fait proprement "doubler". Comme dans un film de bandits.
Quelle est donc cette Société des Habous et Lieux Saints de l’Islam qui est cachée aux autorités parisiennes ?
La nouvelle Société des Habous qui existe en décembre 1958 (à l'insu de l'Administration parisienne) a été théoriquement créée à Alger le 26 janvier 1958. Elle est de droit français et a pour structure juridique celle des associations prévues par la loi de 1901. Elle porte le même nom que celui figurant sur le décret du 18 mai 1958 qui, malencontreusement, a altéré le nom originel de l'association. Elle ne s'appellera plus SOCIETE DES HABOUS DES LIEUX SAINTS DE L'ISLAM qui a une signification précise relative à des biens de caractère religieux et inaliénables situés en des lieux saints pour l'Islam (les deux hôtelleries achetées initialement à la Mecque et à Médine, où se trouvent respectivement la Kaaba et le tombeau du prophète).
Le nom de cette association sera dorénavant : SOCIETE DES HABOUS ET LIEUX SAINTS DE L'ISLAM, ce qui est dépourvu de sens.
Par chance les statuts de l'ancienne société avaient été déposés à Alger, ce qui donnait un semblant de continuité. Mon père déposa de nouveaux statuts à la préfecture d'Alger le 15 septembre 1958 où toutes les facilités lui étaient permises. Il déclara comme siège social de la nouvelle société, sa propre maison, la villa Amalina, située dans cette ville.
En premier examen, la tâche de réunir la dite association pour lui faire entériner les nouveaux statuts était seulement délicate. A la lumière des documents auxquels j'ai pu accéder, la mise en place des nouveaux statuts relève d'un processus beaucoup moins simple.
Il convient d'analyser avec le maximum de précisions les statuts tels qu'ils se présentent. Ces documents chargés d'une valeur historique pour la communauté musulmane de France ont pesé sur sa destinée. Leur étude doit se faire dans un esprit critique.
Leur auteur :
Il s'agit d'une personne dont les qualités rédactionnelles sont au-dessus de la moyenne. Son imagination est sans limite. Il a pour le droit un goût d'autant plus prononcé qu'il y trouve parfois le moyen de réaliser ses desseins de façon pour le moins inattendue. Dans cette étude, il convient de garder à l'esprit sa personnalité, les démêlés judiciaires et les peines significatives, confirmées en appel, prononcées contre lui en raison de graves anomalies relatives à des écritures de même nature (6 mois de prison avec sursis et 10 000 frs d’amende, affirme Monsieur Boyer). Il s'agira de vérifier de façon critique si les textes en cause ne souffrent pas de malversations comparables à celles qui ont mis un terme à ses fonctions 26 ans plus tard.
Leur forme :
Ma mère m'a laissé une photocopie des originaux des procès-verbaux constitutifs de la nouvelle Société des Habous. Il s'agit de feuillets de format 21 x 29,7 reproduisant des textes dactylographiés sur du papier timbré datant de la fin des années cinquante et du début des années soixante (sommes indiquées en anciens francs ce qui correspond à la monnaie utilisée en 1958, les nouveaux francs devant apparaître quelques mois plus tard). En examinant de près ces photocopies, on constate qu'elles reproduisent des feuilles de dimensions 21 x 27 usitées à cette époque.
L'examen de la frappe montre une dactylographie de qualité, visiblement effectuée par un(e) professionnel(le) qui a parfaitement organisé sa mise en page et aligné ses paragraphes. Cette personne n'a commis pratiquement aucune faute de frappe sur plusieurs pages d'un texte difficile. Il devait s'agir d'un(e) européen(ne) en raison de petites erreurs sur des mots arabes transcrits en alphabet latin (exemples : Aïssu au lieu de Aïssa, bouchaga au lieu de bachaga et afha au lieu de agha). Compte tenu du soin apporté par ailleurs à la frappe de ce texte, j'imagine que l'auteur de cette dactylographie devait avoir sous les yeux un texte manuscrit du nouveau directeur dont l'écriture était de lecture toujours très difficile.
Les caractères sont assez élégants et leur marque parfaitement régulière. Cette dactylographie a été réalisée à l'aide d'une machine à écrire de qualité dont on reconnait la frappe sur d’autres lettres issues de la direction de la mosquée de Paris. On note que deux des procès-verbaux commencent exactement par un même texte qui est dactylographié avec une telle reproductibilité qu'on pourrait croire qu’il a été réédité par un mémoire informatique en faisant usage de "copié-collé". Ceci renforce l'idée que le (la) dactylographe était d'un professionnalisme confirmé.
Selon les numéros fiscaux qui se suivent sur les feuilles, on voit que les procès-verbaux des réunions ont été dactylographiés dans le même temps et que les statuts figurent sur du papier numéroté fabriqué postérieurement.
L'idée qui se dégage de ces constats, c'est que ces documents n'ont pas été établis à Alger, lieu des réunions et du dépôt à la Préfecture en causes, mais à Paris où le directeur de la mosquée de Paris disposait de tous les moyens nécessaires à cette qualité dactylographique (secrétaires sortant des meilleures écoles et matériel de bureau performant).
La secrétaire de direction d'alors, Ursula Haller, d'origine suisse (Zürich), en fonction à la mosquée de Paris durant la période février 1958 à décembre 1959 et dont les initiales UH figurent sur certains documents dactylographiés importants (présents dans le dossier) me paraît la plus désignée pour effectuer ce travail dans le secret qui devait l'entourer.
Cette hypothèse est vérifiée par la comparaison des caractères de la machine ayant servi à la dactylographie de ces statuts et qui a aussi servi à celle de certaines lettres importantes qui lui était réservée (exemple : lettre du 21 août 1958 relative au budget de la mosquée). Elle devient une certitude lorsque l'on constate la similitude de plusieurs anomalies de frappe :
En effet, dans la lettre citée en exemple comme dans le procès verbal portant le n° fiscal CC 56279, on remarque que dans les lignes écrites en majuscules : PARIS I7 ° et DE LA REUNION DU 25 JANVIER I958, c'est le "I" majuscule qui est utilisé au lieu du chiffre 1 normalement prévu sur le clavier de la machine.
Cette confusion qui est intermittente est commise lors de la frappe de plusieurs majuscules à la suite et paraît spécifique à la dactylographe. L'examen des lettres dactylographiées par d'autres secrétaires à l'aide de la même machine ne comportent pas cette particularité et le chiffre 1 apparaît normalement. D'autres détails, comme par exemple : les signes .../ figurant au bas de la page CC 56277 et qui se retrouvent à l'identique sur une lettre de deux pages en date du 8 novembre 1958 référencée 238/FD/7a/HB/UH (Dossier n°2 : situation de M. Ahmed Ben Ghabrit) pourraient être également la signature de la personne qui a dactylographié ces documents.
Le lieu de ces réunions :
A la lecture des statuts, ces réunions se déroulent en janvier 1958, à la villa Amalina à Alger où nous habitions et que nous avions quitté quelques mois auparavant. Il s'agit d'une petite maison qui ne pouvait recevoir sans difficultés plus de 25 personnes venues pour la plupart de fort loin. Il y avait bien les courettes extérieures mais au mois de janvier, les pluies méditerranéennes obligent à rejeter cette hypothèse.
Restait le salon à l’étage de cette maison et constitué par la réunion de deux pièces dont la cloison de séparation avait été abattue. La taille de cet ensemble restait tout de même assez juste. Il aurait fallu faire asseoir ces personnes, aménager un bureau pour les présidents de séance et réchauffer les lieux avec le poêle à bois qui se trouvait assez loin dans le couloir. Tout cela ne semble pas facile à réaliser par un homme seul. Il aurait fallu surtout les faire manger. Les traditions obligeaient de recevoir ces gens, presque tous, sahariens au domicile de l'hôte. Ce qui semble plus difficile encore, car la plus grande partie du matériel de cuisine était déjà partie à Paris.
Quant à les faire dormir dans cette maison c'était tout simplement impossible, notamment avec le nombre de matelas nécessaires et les sanitaires réduits (une seule salle de bain).
Ces mauvaises conditions d’accueil se heurtent à la nécessité de recevoir convenablement des personnes dont on a un ardent besoin. Nous sommes retournés à cette maison pendant les vacances de l’été 1958. Il n'y avait aucune trace qui permettait de penser qu'elle avait été utilisée pour de si grandes réunions. Tout était resté à la même place, notamment les draps qui avaient été placés sur les meubles pour les protéger de la poussière. Aucune observation n'avait été faite par ma mère qui était particulièrement sourcilleuse à ce sujet. La seule modification que j'avais constatée était deux belles plaques de cuivre apposées, l'une sur la porte d'entrée de l'appartement à l’étage, l'autre sur la porte du bureau de mon père qui donnait sur l'une des courettes de la maison.
Ces plaques indiquaient qu'il s'agissait des locaux du siège de la société des Habous.
Afin que nul n'en ignore.
Les dates de ces réunions :
Les procès-verbaux, en date des 25 et 26 janvier 1958, mentionnent qu'une première convocation a été adressée aux participants au mois de décembre 1957 et qu’une réunion ait été tenue dans les mêmes lieux le 15 décembre 1957 (quorum non atteint). Je me souviens de cette fin d'année 1957 en raison de l’épidémie de grippe asiatique qui avait cloué tout le monde au lit. Mon père était absent de Paris au plus fort de cette épidémie. Il était en voyage à Alger d'où il était revenu assez contrarié pour s'être encombré de quelques objets récupérés à la Villa Amalina.
Ce souvenir persiste parce qu'il avait rapporté parmi ces objets un phonographe qui allait nous permettre d'écouter les nombreux disques 78 tours abandonnés par les Ben Ghabrit. Toutefois, ce voyage avait une autre signification car je suis certain qu'à aucun moment il n'a évoqué la tenue de réunions aussi importantes qui auraient nécessité l'aide de ma mère et d'au moins deux domestiques. D'après les documents mis à ma disposition, c'était à cette période de l'année que le nouveau directeur se rendait à Alger pour s’entretenir des subventions qui lui étaient accordées.
Je ne me souviens pas de sa présence ou de son absence à la fin du mois de janvier 1958 car aucun événement particulier ne me permet de me remémorer le déroulement de ces journées.
La présence des participants :
Sur la liste des participants, on note que certaines personnes venaient de fort loin. In Salah se situe à 1350 km d'Alger, Timimoun à 1200 km, El Goléa à 900 km…
Selon les textes Bouamama Mohammed (le chaouch) était présent à Alger pendant cette période. Je ne me souviens pas du tout qu'il ait participé aux voyages de mon père. Ce sentiment est renforcé par les difficultés occasionnées par le transport du phonographe récupéré à la villa Amalina, ce dont mon père avait fait état avec humeur. Cet objet aurait été bien moins encombrant pour lui si le chaouch avait été présent. Dans sa relation des faits, mon père avait précisé que cet objet avait été gênant lorsqu'il avait voulu l'introduire à son hôtel, en raison des consignes de sécurité observées par les vigiles.
De ce détail on déduit que mon père ne résidait pas en sa maison pendant ce séjour.
Dans les faits, son chaouch et lui-même se sont toujours relayés dans leurs absences à la mosquée. L'absence de Bouamama à Paris en cette fin 1957 et début 1958 est rendue encore moins probable par la récence de la prise de fonction du nouveau directeur car le personnel laissé par Ben Ghabrit était particulièrement difficile à diriger. La présence du chaouch était autrement plus indispensable à la mosquée de Paris qu'à Alger.
En effet, faute d'une paye régulière avec les Ben Ghabrit, (lettre de l'Union Syndicale Force Ouvrière des Employés et Cadres de la Région Parisienne en date du 10 mai 1955 - dossier situation administrative de M. Ahmed Ben Ghabrit) certaines fortes têtes parmi le personnel s'étaient, par exemple, arrogé des droits de jouissance dans des parties communes de la mosquée, en plus de ceux qui étaient attachés à leur logement de fonction.
Le plus suspect d’entre eux était un dénommé Lalout, dont la malhonnêteté était dénoncée par le tout personnel. Il était secrétaire et régnait sur les terrasses. Le personnel le haïssait pour les salaires non payés du temps des Ben Ghabrit et de graves accusations étaient portées contre lui.
D’aucuns affirmaient également qu’il était celui qui s’était le plus largement servi dans l’appartement d’où les Ben Ghabrit avait été expulsés et que le poste de télévision qu’il possédait était celui qui y avait été laissé. Il est vrai que son habitation était très proche de l’hôtel directorial et que son accès lui était facile par une terrasse commune. De fait, ses deux fils allaient dans la même école que moi et dans la cour de récréation leur réputation n’avait rien à envier à celle de leur père.
L’individu fut chassé de la mosquée en priorité absolue en même temps qu’un imam dénommé Saïd qui déclarait n’avoir de compte à rendre qu’au sultan du Maroc.
Le concierge Bendi-Ouïs, comme son nom l’indique, était originaire de Tlemcen. Il passait pour peu recommandable mais son visage était celui d’un homme honnête. Son fils était pour moi un camarade d’école aussi agréable que discret. Il s'était néanmoins approprié la zone du minaret. Un grave accident lui serait arrivé après qu’il fut éliminé de la mosquée de Paris. Le personnel de la mosquée invoqua une sanction de la providence pour ses méfaits dans un établissement religieux mais dont j’ignore toujours la nature.
Le plus curieux de ces personnages était un brocanteur portant le nom de Teskouk, officiellement préposé aux toilettes mortuaires. Ce personnage dont l’aspect funeste s’aggravait d’une surdité importante, avait annexé à sa demeure les sous-sols de la mosquée pour y stocker sa marchandise. Il fut le plus difficile à faire partir car il avait exigé d’être confortablement relogé.
Ces personnes furent éliminées de la mosquée avec le plus grand mal. Il est peu vraisemblable que le nouveau directeur de la mosquée ait laissé son établissement sans la surveillance de son chaouch Bouamama pendant son absence alors que ces individus étaient encore présents.
Et puis je vois encore le chaouch, pendant cette période, détendu en raison de l’absence de son maître, m’apprendre à viser avec une carabine à plomb que j’avais trouvée parmi les objets abandonnés par les Ben Ghabrit.
En conséquence et selon mes souvenirs, Bouamama Mohammed ne participait pas à ces réunions bien qu’il soit mentionné comme présent sur les procès-verbaux.
Leur contenu :
DOCUMENT 1
(Cliquez sur les documents pour les agrandir)
On reconnaît aisément le style du rédacteur à travers le texte du procès-verbal de la réunion du 26 janvier 1958 à 9 heures du matin. (DOCUMENT 2)
C'est Zaouï Aïssa qui ouvre les débats. Sa prose est à la fois claire, grave et déclamatoire avec les mots excessifs qui revenaient souvent dans le langage de mon père : "Ahurissant", "se concerter", "exhorté", "devoir muet". La tournure juridique du texte fait appel à des termes apparemment précis mais qui expriment tous la même idée. L'argumentation est serrée pour étayer, si besoin était, des évidences. Il s'agit d'un procédé que mon père employait souvent dans ses écrits pour convaincre ses lecteurs.
Le texte est particulièrement expressif avec l'accumulation des termes relatifs à l'état des statuts de la mosquée avant son arrivée. Ils sont "étonnants", "ahurissants", il dénonce par la bouche du doyen d'âge "leurs imprécisions", "leur rédaction", "leurs omissions", "leurs chevauchements", "leurs incompatibilités", "leurs contradictions".... Cet acharnement à critiquer les statuts antérieurs que le nouveau directeur s'est mis en devoir de démolir est caractéristique de sa prose obsessionnelle qui lui fait utiliser dix mots différents pour exprimer la même idée.
L'identité des participants :
Je reconnais facilement une bonne partie des membres de la société qu'il reconstitue :
- Hamida Ben Eddine était un ami d'El Goléa, chargé de la gestion du jardin que mon père possédait dans cette oasis. Il supportait avec patience et abnégation les soupçons les plus injustes et les plus offensants dans la gestion qui lui était confiée.
- Zaoui Aïssa, était maçon et semblait être porté vers les travaux de grande force. En 1964, il rejoint mon père à Paris pour être son appariteur, poste qu’il occupa jusqu’en 1966. Ses compétences n'étaient pas celles qu'exigeaient les propos qui lui sont prêtés. Il n'avait pas de connaissance en droit.
- Boussaïd El Aïd, l'ami de toujours. Un homme au maintien modeste et que mon père dominait complètement. Ce devait être l'un des futurs conseillers généraux des Oasis par ses soins pour représenter les Châambas. Il est curieux que mon père lui attribue une aussi longue déclaration durant la réunion du 26 janvier 1958, tant cet homme était d'un naturel très peu bavard. La gravité des propos qu'on lui fait tenir est à la mesure de l'emprise que mon père avait sur cet homme.
- Al Sid Cheikh, bachaga et maire d’El Abiodh Sidi Cheikh, son demi-frère.
- Boulanouar Aggoun : une personne qu'il venait d'obliger en réglant des problèmes que son fils avait avec les autorités militaires (selon ce que j'avais entendu). Je me souviens de cet homme qui venait nous voir souvent à Alger et qui avait prouvé sa reconnaissance par de nombreux cadeaux peu avant notre départ (dont un mouton sur pieds). Il ne pouvait, par conséquent, refuser de donner à son bienfaiteur la preuve de la sincérité de ses sentiments.
- Bousmaha Cheikh : une personne du Sahara que je voyais souvent à la maison d'Alger. Il s’était offert une Citroën "Rosalie" qu’il faisait conduire par un ami titulaire du permis de conduire. L’équipage qu’il formait avec son chauffeur et son automobile déjà ancienne le rendait éminemment sympathique. J’avais huit ans quand il m’avait montré une arme à feu qu’il portait cachée sous son burnous, dans un étui de cuir brodé de motifs arabes. Il m’avait dit qu’il la réservait à ceux qui oseraient s’attaquer à mon père. Ce qui m’avait beaucoup impressionné.
- Boubekri Bahous : l'un de ses parents d'El Abiodh. On le retrouve parmi les membres les plus anciens de la fameuse association des Ouleds Sidi Cheikh.
- Hadjaj Mohammed : un ouvrier que mon père chargeait de menus travaux et un habitué de la maison (sa spécialité : la peinture). C'était un ouvrier habile dans sa partie et homme attachant qu'on ne peut oublier. Je le vois encore promener une de mes plus jeunes sœurs dans ses bras.
- Bouamama Mohammed : le chaouch.
Je ne connais pas les personnes dont les noms suivent :
- Mahieddine Adda, les bachagas Bendouma, Benkhechba, Belghaziel Amar, Belghazzali, Cheikh Benabdallah. Ces personnes sont déclarées absentes et excusées. On pourrait croire qu'il s'agit de membres de l'ancienne société des Habous fondée en 1920. En fait, une recherche sur Internet indique que ce sont des noms très impliqués dans les affaires sahariennes et nomades des Ouleds Sidi Cheikh. Toutes affaires très éloignées des préoccupations de Abdelkader Ben Ghabrit qui ne s'intéressait qu'aux rapports entre Etats.
Je ne sais pas qui est le colonel Merad, membre de la commission de l'OCRS. On note le nom d'Ali Mérad, sénateur des Oasis sur le rapport d'activité de la mosquée de Paris rédigé le 7 avril 1960 pour l'année 1959. Il pourrait s'agir de la même personne. Sa présence est celle qui me paraît la plus insolite dans cette réunion. En effet, on peut se demander comment un officier supérieur a pu se laisser convaincre de participer à cette reconstitution.
Le choix des participants :
On remarque que parmi ces personnes, aucune personnalité marquante n'assiste à la réunion, contrairement à ce qui était observée par Abdelkader Ben Ghabrit qui ne réunissait autour de lui que des personnages illustres. On remarquera également que les adresses de toutes les personnes déclarées présentes se situaient sur les itinéraires :
- Alger - Gardaïah - El Goléa - In Salah ;
- Alger - Géryville - El Abiodh.
Je me souviens des haltes que mon père faisait sur ces trajets lorsque nous nous déplacions en voiture dans le Sahara. Ces noms me sont également familiers pour les avoir entendus lorsqu'il parlait de ses voyages et des étapes faites chez ses amis. Je n'ai pas été dans toutes ces villes, mais mon père y avait des relations suivies (exemple : In Salah où je ne me suis jamais rendu et d'où mon père a ramené une malheureuse "servante" prénommée Mabrouka) (DOCUMENT 3)
Si on relie d'une ligne continue les adresses de ces personnes on obtient deux trajets.
Si on relie d'une ligne continue les adresses de ces personnes on obtient deux trajets.
Le trajet ALGER - IN SALAH :
- ALGER : Hadjadj, Bouti, Boukenan, Aziz ;
- MEDEA : Bentchicou ;
- PAUL CAZELLES : Zaoui Aïssa ;
- DJELFA : Lahrech Ahmed ;
- LAGHOUAT : Merad ;
- GARDAIAH : Lahrech Bensabet ;
- OUARGLA : Boussaid l'Aïd ;
- EL GOLEA : Hamidah Ben Eddine ;
- TIMIMOUN : Darbali Laala ;
- IN SALAH : Abdelkader Ben Moussa (village de la "servante" noire prénommée Mabrouka).
Et le trajet ALGER - EL ABIODH SIDI CHEIKH :
- ALGER : Hadjadj ; Bouti ; Boukenan ; Aziz ;
- COLEA : M'Barek ;
- REIBELL (CHELALA) : Boulanouar, Bousmaha ;
- TAGUINE : Hadj Mahmed ;
- BOUKTOB : Bahous ;
- GERYVILLE : Al Sid Cheikh ;
- EL ABIODH : Boubekri.
Seul TINDOUF reste en marge de cette démonstration.
(DOCUMENT 3)

Leur profil moral :
Boubekri Bahous était appelé El Khodja. C'était un membre de la tribu des Ouleds Sidi Cheikh particulièrement respecté. Il avait soutenu mon père dans sa lutte contre Si El Arbi qui était reconnu, malgré ses écarts de conduite, comme le représentant des Ouleds Sidi Cheikh. A ce titre une amitié profonde liait les deux hommes
La délicatesse de son épouse, prénommée Hafsa, contrastait avec la rudesse de la région où tous deux habitaient. Ils avaient pour nous une affection très grande. J'avais été reçu dans sa maison à El Abiodh en septembre 1955. Sa demeure était tenue avec un soin méticuleux et sa cuisine raffinée. Je me souviens de son thé si agréable et si différent des mixtures amères qu’on nous servait ailleurs. J’aimais aller en son foyer tant il était accueillant pour l’enfant que j’étais.
J'ai connu Zaoui Aïssa à Paris en 1965, alors qu’il était appariteur. Son nom est mentionné dans la liste du personnel de la mosquée de Paris qui figure page 7 du rapport de Monsieur André Merquiol, Inspecteur adjoint de l'Administration, déposé le 24 mars 1966 auprès du ministère de l'Intérieur. Par les fonctions qu'il eut à occuper et ses émoluments (542 francs mensuels) on se convaincra que Zaoui Aïssa n'était pas juriste. Ami fidèle, il aurait fait barrage de son corps pour protéger mon père.
C’était un homme physiquement vigoureux et moralement courageux qui rassurait par sa présence. Sa droiture était perceptible par les propos simples et directs qu'il tenait. Un peu têtu, il n’avait qu’une parole et rien ne l’arrêtait quand il l’avait donnée.
Malheureusement mon père, s'il se montrait parfois patient avec lui, ne faisait pas grand cas de son attachement sauf à le faire longuement parler dans les débats qu'il décrit.
Il en est de même de Boussaïd El Aïd, personnage au caractère doux et renfermé. C'était un "taiseux" qui desserrait rarement les dents pour dire quelque chose. D’aspect assez massif, il semblait toujours observer le silence des hommes forts et tranquilles.
Ces hommes étaient tous d'une élévation morale indéniable. Hamidah Ben Dine, Boulenouar Aggoun, Hadjadj Mohammed, Boubekri Bahous, Boussaïd El Aïd, Aïssa Zaoui, Bousmaha Cheikh, gardaient en eux ce qu'il y avait de meilleur dans la personnalité et la conscience musulmane de l'Algérie coloniale. Patients et modestes, exigeant avec eux-mêmes autant qu'ils étaient indulgents avec leurs coreligionnaires, toujours prêts à aider leur prochain, ils étaient d'un naturel réservé, presque repliés en eux même. Ils parlaient peu et pensaient en silence.
Ce n'était pas pour cela que mon père usait de prévenance avec eux. Bien au contraire, il les traitait durement et n'hésitait pas à les rabrouer odieusement. J’en étais révolté. Mais chacun d'eux l'acceptait comme l'âne sous les mauvais traitements.
Tels étaient les membres que je connaissais dans la Société des Habous renaissante. Des hommes de bonne volonté qui croyaient, en prêtant leur nom, œuvrer pour la défense de l'Islam et de leurs coreligionnaires accablés par le sort en un pays qui n’étaient rien moins qu’ami.
Leurs noms, seuls, rattachent la mosquée de Paris à une intention généreuse pour la communauté musulmane de France.
Les éléments troubles.
Mais cette société nouvelle n'étaient pas uniquement faite de personnes respectables pour leur tranquillité de cœur. Dans cette liste, composée essentiellement de sahariens où nombre de ces personnes n'avait jamais entendu parler de la mosquée de Paris ni de la Société des Habous, il n'est pas interdit de penser que certains de ces nouveaux associés se soient prêtés à cette affaire dans l'espoir de participer à la gestion de l'établissement, de profiter de l'hôtellerie de la Mecque ou simplement pour s'attirer la sympathie du principal intéressé qui avait incontestablement le bras long.
Ces opportunistes doivent être recherchés parmi les moins manipulables d'entre eux. J'en vois deux :
- Le demi-frère Cheikh : Bachaga et maire d’El Abiodh Sidi Cheikh. Sa présence résultait certainement de savants calculs faits de part et d'autre, aussi bien du côté de l'invité que de l'invitant. Chacun comptant servir ses propres intérêts en favorisant les ambitions de l'autre.
- Zouaï Mohammed : c’était une grosse fortune d'Algérie bien connue pour ses parfums d'odeur un peu grasse et rassasiante, judicieusement vendus dans les bonnes épiceries d'alors. Riche à milliards, disait-on. On prétendait également qu'il était le seul membre authentique de la Société des Habous originelle, créée par Abdelkader Ben Ghabrit. Il apportait par sa participation une touche de continuité qui ne pouvait que servir la nouvelle société.
Il est hors de question que son nom ait pu être utilisé dans cette entreprise sans qu’il en soit prévenu. On note qu'il se tient à l'écart de ces réunions fondatrices. Pourtant il n'habitait pas loin. En affairiste rompu, il avait compris la gravité de l'affaire. Dans un premier temps, il se tient dans une prudente réserve face à une opération qui aurait pu, en raison de ses incidences internationales porter préjudice à son commerce, particulièrement au Maghreb. En effet, la Tunisie ne reconnaissait pas la nomination de mon père et le Maroc n'acceptait pas l'éviction de Ahmed Ben Ghabrit qui était un de ses ressortissants.
Zouaï se fait donc excuser.
Puis voyant que l'affaire tenait la route, il participa plus activement à la vie de la société. En échange de quoi et de façon arrogante, il s'estimait en droit d’utiliser certains locaux de la mosquée (l'ancien dispensaire) comme pied à terre à Paris. Tout du moins pour ses proches, femmes et enfants compris. Pour lui, seuls les plus grands hôtels parisiens étaient dignes de sa personne. A la longue, un terme fut mis à ses abus par voie d'expulsion en 1961.
Pour se venger il rejoignit en 1962, quelques mois après cette expulsion, la Société des Habous, aussitôt qu'elle fut reconstituée (une 3e fois) sous l'égide de l'Etat algérien naissant pour s’emparer (une nouvelle fois) de la mosquée de Paris. Mon père regretta sa défection pour le préjudice qu'elle lui portait en raison de la légitimité attachée à la personne du parfumeur (seul membre survivant de la société des Habous de Abdelkader Ben Ghabrit). Mon père se réjouit sans discrétion lorsque Zouaï mourut en 1966.
Pour toute oraison funèbre, il annonça plaisamment en arabe qu’il était "crevé" : .
Mais la désertion était inscrite dans le destin de ce membre un peu particulier. Pour ménager ses intérêts de gros commerçant en République Algérienne Démocratique et Populaire, Zouaï n'aurait pas manqué de quitter sans autres raisons que celles apparemment dictées par sa conscience, une société factice pour rejoindre une société à ses yeux plus authentique. Celle que mettra en place en 1962 le gouvernement Algérien pour s'approprier la mosquée de Paris.
Dans ce contexte, sa défection aurait été beaucoup plus grave qu'un passage à l'ennemi clairement expliqué par le désir de se venger d’une expulsion ordonnée par un tribunal français.
Telle est l'histoire du plus affairiste des membres de la nouvelle Société des Habous dont l’entreprise disparut sous le régime du Colonel Boumediene, en raison du sort réservé à toutes les activités privées issues de la colonisation. A défaut d’être confisquée pour constituer une "société nationale" quelconque de produits cosmétiques (dont le régime guerrier et austère du Président Boumediene n’avait que faire) l’entreprise Zouaï creva de l’interdiction qui frappait l’importation des matières premières nécessaires à ses fabrications.
Ainsi se présentait l’illustre théâtre sur la scène duquel devait se jouer une pièce d’un genre nouveau puisqu’il s’agissait d’une comédie juridique. Elle se conclura par la mise en place des statuts ci-dessous reproduits dans leur forme originale (DOCUMENT 4).
A ce stade de notre étude nous nous trouvons face à de nombreuses questions :
- Pour quelle raison, ces réunions, comme on le pressent, n’ont jamais eu lieu ?
- Qu’en est-il alors des signatures?
- Pourquoi avoir déposé les nouveaux statuts à la Préfecture d'Alger en septembre 1958, HUIT mois après avoir, théoriquement, réuni en urgence des assemblées fondatrices en décembre 1957 et janvier 1958 ?
- Pour quelle raison, en décembre 1958, avoir évacué sans ménagement l’Administration parisienne du projet relatif aux nouveaux statuts de la mosquée de Paris et pourquoi l’avoir "doublée" dans la gestion de la mosquée de Paris ?
- A quelle nécessité répond la Société des Habous et Lieux Saints de l’Islam qui est cachée à l’Administration parisienne ?
- Pour quelle raison les statuts de la mosquée de Paris reproduisent-t-ils aussi servilement ceux du comité de gestion des Ouleds Sidi Cheikh ?
- Quel a été le rôle du Gouvernement général de l’Algérie dans cette affaire ?
- Pour quelle raison, faut-il considérer, Ahmed Ben Ghabrit, l’âne qui ne sait que mettre sa tête dans le foin, comme la cause première, mais non directe, des statuts actuels de la mosquée de Paris ?
Tant d’agitation en un temps aussi bref oblige à supposer une seule et même cause, tel un coup de pied donné dans une fourmilière.
En effet, à toutes ces énigmes correspond une seule et même réponse. Elle est simple et c’est en raison de sa simplicité qu’elle a échappé à tous les auteurs. Elle sera révélée dans le prochain article relatif à ces statuts et à leurs mystères.
Cet article sera donc intitulé : "LA CLEF DU MYSTERE".
Mohammed BOUBAKEUR
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